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 Quatrième Temps

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MessageSujet: Quatrième Temps   Quatrième Temps I_icon_minitime3/9/2012, 23:03

Salut à vous, belle compagnie ! Voilà un texte tout frais pondu. En fait, j'ai lu Tangente vers l'est de Maylis de Kerangal et j'ai été profondément touchée par le rythme qu'elle emploie. Et j'essaie de voir si j'en suis capable -je pense que non- donc j'attend vos avis sur la question ! C'est donc surtout le rythme de mes phrases qui m'intéressent plus que le contenu, mais vous pouvez y aller aussi !
Parce qu'il y a toujours des courageux, les commentaires.

(peut-être un peu long, dites-le-moi, je couperai comme je peux !)



Gare de La Défense, aux Quatre Temps, ce centre commercial circulaire, aux magasins encastrés les uns à côté des autres dans un désordre esthétique, certains se situant même au milieu d'allées où passent les clients - dont le portefeuille et la fidélité importent plus les gérants que ce dont ils ont envie, payer toujours plus, toujours plus cher. C'est là qu'elle est, au milieu de cette foule dense, parvenant à se frayer un chemin, le pas vif et assuré de la conquérante, l'habituée, celle qui sait où elle va et pourquoi, celle qui ne se fait pas piéger. C'est qu'on s'y perd dans ces galeries, on s'y perd, puis un magasin retient notre attention, on s'y engouffre, des articles nous intéressent -d'autres moins-, il faut faire un choix, souvent long, faire la queue pour payer toutes ces choses dont on n'a pas besoin, ressortir pour à nouveau tomber sur une boutique,... Elle est plus maligne que les autres elle, gravissant les quatre étages des Quatre Temps -nom très recherché-, sans prêter attention aux enseignes, la démarche forte, elle sait où elle va, tout en haut, au pied du cinéma, à côté du restaurant japonais -dont elle regarde souvent les assortiments de sushis, les makis, leurs brochettes fumantes, avec une envie irrésistible de passer par-dessus le comptoir, l'air de rien, l'air de celle qui travaille ici, en chiper une puis repartir comme elle est venue, jupe volant sous l'impulsion, chaussures raclant presque le bar, sac virevoltant-, s'en approche à grandes enjambées, la musique cubaine se faisant plus forte chaque seconde. Elle y est. Ils ne sont que cinq pour le moment, c'est normal après tout, il n'est que midi dix, elle rejoint ses amies, et troque ses bottes marrons contre ses chaussures de danse, ces chaussures indiquant qu'elle danse et n'est pas spectatrice, parce qu'elle n'a pas envie de regarder, elle veut danser, suer, observer l'air de rien les autres, celles qui n'ont pas leur chaussures de danse -et même celles qui les ont-, qui sont sur les côtés, à regarder, parce que personne ne les invite. Elle dansera. L'heure est là, les autres danseurs arrivent, certains, les grands habitués, les pionniers du concept, se saluent, l'air enjoué -comme on salue cet oncle que l'on apprécie particulièrement mais qu'on ne croise qu'une fois l'an, au cours d'une fête de famille-, parlent rapidement du temps, de leur journée, puis s'habillent, chacun dans un coin lui semblant attribué, posent les sacs, les manteaux et les écharpes, et attendent. Ils attendent tous à cet instant. Que les invitations commencent, à coups de « Vous dansez ? » « Avec plaisir ! », puis ce sont les premiers pas, timides au début -peu de gens dansent, tout le monde regarde-, enfin d'autres arrivants, d'autres invitations, et la place est déjà pleine, les robes virevoltent, les bras se lèvent, redescendent dans un rythme presque chorégraphié, les bassins se déhanchent, les pieds bougent.

On l'invite, oui, je danse, mais je suis débutante, qu'importe, il l'invite parce qu'il a vu ses chaussures, sa robe, il veut danser avec elle parce qu'il l'a vue, elle parmi les autres, alors il s'en fiche, ils dansent. Elle ne connait que les bases mais se débrouille pourtant très bien, évite les compliments en se cachant derrière une excuse, c'est parce que je fais du tango dit-elle, c'est plus facile, il nie -ils nient tous- elle sait que c'est faux, qu'elle a des facilités, mais n'aime pas le reconnaître, n'aime pas faire sa prétentieuse, la musique se termine, encore une autre, avec un autre partenaire -plus jeune cette fois- qui semble s'y connaître, il la conseille, elle progresse. Elle profite des tours pour observer maintenant. 1,2,3... Le quatrième temps, c'est là qu'elle scrute, ce fameux temps qui n'est jamais compté, où l'on fait une courte pause, c'est celui-ci qui lui permet de voir celles qui ne dansent pas. Ça la rassure au fond : peut-être qu'on l'invite parce qu'elle est plus jolie ou qu'elle danse mieux après tout ? Les chaussures n'ont peut-être rien à voir ! Elle s'en fiche; elle sourit, elle est là, au milieu des danseurs, à virevolter, participer à cette pause salsa, ses bras s'emmêlant puis se démêlant avec ceux de son partenaire, pendant que les autres regardent, avec envie peut-être, attendant sur le côté qu'une invitation se fasse. 1, 2, 3, 5, 6, 7, elle compte, ce temps, ce fameux temps toujours, et se demande pourquoi les danseurs sur les côtés n'invitent simplement pas les danseuses libres, les cubains timides n'existent pas, se souvient-elle, ils devraient en faire autant, sinon ils passeront l'heure et demie appuyés là, dos au mur, à la vitre, où au bar à sushis, à observer, et c'est pas toujours plaisant d'être laissé pour compte, elle le sait, se dit parfois qu'elle devrait inviter un homme à danser lorsqu'elle regarde, mais elle ne le fait jamais, pas en salsa, parce que c'est bien à l'homme d'inviter en salsa. Elle soupire. Le tango, pour ça, c'est pratique, l'homme doit toujours accepter et pour une milonga -s'il est rodé et poli-, cela rend la chose plus facile, mais en salsa c'est différent, il faut faire des pas plus petits, presque inexistants, il faut jouer avec les bras, les hanches, les jambes,... c'est compliqué tout ça, en tango le haut est figé, seuls les jambes bougent, et c'est ça qu'on regarde, les jambes, parce que les figures sont magnifiques, en salsa on ne sait quoi regarder, les bras, les jambes ? Mais au fond, elle aime quand même ça, cette sensation étrange d'avoir toujours été là, au milieu de cette foule dansante, alors qu'une demi-heure avant elle pensait avoir toujours été assise sur cette banquette de RER, regardant rêvassante le paysage, musique dans les oreilles, à lancer des regards noirs chaque fois que quelqu'un souhaite s'assoir à côté ou en face, dissuadant ainsi les voyageurs pour garder son espace vital, celui où elle est dans un autre temps, une autre dimension l'espace d'un voyage...

Elle a chaud, mal au bassin, la bouche sèche, elle s'arrête de danser quelque instants, profitant par la même occasion d'orienter son partenaire vers une danseuse aux chaussures argentées qu'elle a déjà vue sur un site spécialisée, de vraies chaussures de danse comme on n'en fait plus. Elle va vers son sac, farfouille dans son bric-à-brac -mélange de trieur pour les cours, de cahier aux utilisations diverses, miroir, gel pour les mains, et toutes ces choses qu'on trouve dans le sac des filles et qui, au fond, n'est pas bien utile-, saisit sa bouteille, boit à grandes goulées. Désaltérée, pose sa bouteille sur son sac -la flemme de ranger maintenant-, arrête son regard sur son amie, Anaïs, elle danse divinement bien la salsa cubaine, une danseuse comme on n'en fait plus, une fille jolie, sexy, et qui n'en a pas conscience, ce qui la rend encore plus attirante, et qui enchaîne les figure parfaitement. Jamais elle ne saura faire ça, c'est trop compliqué, elle a déjà du mal à croire qu'elle ait pu suivre aussi bien, enchaînant des figures qu'elle ne sait pas faire et ne saurait refaire. En tango, c'est une autre histoire elle se dit, en tango elle tient la distance, elle assure, elle le sait, mais ne le dit pas, le prof le dit pour elles deux, parce qu'Anaïs, personne ne danse mieux qu'elle. Elle essaie de s'entraîner à cette figure qu'elle ne parvient à faire, 1, 2, 3, 5, 6, 7...1, 2, 3... Quatrième temps, encore et toujours. Elle s'arrête brusquement. Quand est-il arrivé ?

Elle est au fond, près de la vitre, ignorant les gens au dehors qui regardent curieusement ce bal improvisé, tournée non plus vers les danseurs mais vers cet homme, dont elle se demande ce qu'il fait là. Non, elle se demande ce qu'elle fait là. Entre le mur épais du sushi bar et la vitre, les deux petits mètres séparant les deux, se tient un homme, sale, au pantalon déchiré, aux godasses trouées, sans chaussettes, un sweat-shirt marron-vert dont elle devine que ce n'est pas sa couleur d'origine, arrête son regard sur lui, sa barbe noire sale, ses cheveux formant des dreadlocks, au teint mate, les ongles cassés, c'est bête mais elle se dit que c'est Jésus devant elle, Jésus qui lui rappelle la réalité des choses. Elle est coupée du monde, d'un côté les danseurs, frivoles, riant, avec deux cent euros aux pieds, et de l'autre, cet homme, venu là pour s'abriter -elle trouve qu'il ne fait pas froid dehors, mais elle n'y passe pas sa vie, elle- lisant un journal abandonné, sans mendier ou même appeler à l'apitoiement, il est juste là, à éviter le froid, mais elle ne voit que lui et sa maigreur, lui et sa condition qui lui saute à la figure, elle a l'impression qu'un gros panneau lumineux au-dessus de lui indique « Tu es une égoïste », sachant que c'est faux, mais elle n'a plus que ça en tête, lui, les danseurs, les chaussures, le journal, ces deux mondes si proches et pourtant séparés par un fossé, elle avait oublié, c'est ce qu'elle aime dans les voyages en train et la danse, elle oublie tous ces gens qui lui rappellent -comme lui éclatant au visage- que le monde est triste, morne, et que l'inégalité régit tout, que certains naissent avec de la chance, d'autres moins, alors même qu'elle fait partie de ces autres, mais elle les fuit, elle le sait, elle fuit ce monde, elle fait tout pour le fuir; tango, salsa, piano, chant, théâtre, assiste à des ballets, des opéras, des concerts divers et variés, écoute du blues, du jazz -ça fait chic de dire ça, « j'aime beaucoup le jazz, en particulier Lester Young », contrairement à « Ouais, Sefyu il déchire grave ! », oubliant qu'elle aime vraiment ça, le jazz-, elle court, toujours plus vite, toujours plus loin, vers ce monde qu'elle peut atteindre, avec ceux aux chaussures de danse à deux cent euros la paire -et encore, deux cent euros, c'est une affaire !-, aux robes saillantes et aux costards chics, elle court après ceux-là, c'est pour ça qu'elle étudie, elle ne veut pas, ne veut plus, elle veut avoir des enfants, les élever comme il faut, qu'ils ne manquent de rien, fassent de tout, comme elle, ne côtoient jamais ce monde-là, le monde triste, le monde qui fait peur, mal et qui tue.

C'est pour ça. Pour ça qu'elle les hait, les turcs qui font partie de réseaux organisés et qui mendient dans le train avec leurs cartons imprimés -toujours le même, j'ai trois enfants, pas de travail, aidez-moi à les nourrir, blablabla, avec toujours ce gros cœur, immonde, appelant à l'aumône, ce cœur qui la dégoûte parce qu'elle sait que ce n'est pas vrai, mais que s'ils ne ramènent rien, Dieu sait ce qu'il leur arrivera-, les autres qui gâchent sa musique en braillant qu'ils ont perdu leur emploi le mois dernier et qui tiennent ce discours depuis au moins un an, elle les méprise, parce qu'ils ne font rien. Elle sait elle. Sa mère lui donne l'exemple. Certes, elle ne gagne pas plus de mille euros par mois, mais ça leur suffit, on se serre la ceinture, on utilise la bourse donnée par le Crous de Versailles, et on y arrive. Sa mère sait, elle l'a vécu, elle l'a combattu, elle a élevé ses huit frères et sœur alors qu'elle n'avait que quinze ans, quinze monsieur Si-vou-Zavez-du-travail-à-mpaposer, quinze ans seulement, elle les a nourris, logés, leur a permis d'aller à l'école,... Elle n'a pas son bac sa mère, pas même son brevet des collèges, elle ne comprend pas un mot d'anglais, ses phrases en français sont approximatives parfois -elle parle surtout le créole-, mais à quinze ans, elle s'en est sortie. Alors oui, oui, elle fait la même chose depuis quarante ans, et elle ne gagne même pas le SMIC. Il n'empêche qu'elle a un logement -et un beau en plus, un bien, un pas cher, dans une belle ville, Vauréal, avec des gens sympathiques, de l'herbe, des enfants, des chiens, des fleurs,... Une belle ville, avec un bel appartement, petit, mais à deux ça suffit, qu'elle entretient bien- parce qu'elle s'en est donné les moyens, sa mère, alors elle fait pareil mais vise plus loin encore, elle vise la belle maison à deux étages, les trois enfants, le chien et le chat, elle veut ce qu'elle voit dans les séries, ce qu'elle voit de l'autre côté de la ligne, et elle l'aura, elle y arrive déjà bien, et sa mère aura une belle maison aussi, parce que c'est mérité après tout, des gens comme sa mère qui se battent, on n'en fait plus, maintenant on passe son temps à se plaindre, toujours plus, attendant que tout se fasse tout seul, mais non ça ne se fait pas, parce que dans la vie on a rien sans rien monsieur, et que si vous alliez dans des organisme spécialisés, l'ANPE, qu'importe, elle ne sait pas, vous trouveriez peut-être ce travail et vous en sortiriez. Elle sait que ces gens-là au fond ne font rien pour s'en sortir et ça l'énerve. Mais cet homme qu'elle fixe, le regard voilé, elle le sait, il est différent, il est comme sa mère, il est venu là pour quelques instants, il lit le journal pour s'informer, mais il n'est pas passif, ça se voit à son allure quand il se déplace, à son air malgré sa barbe sèche, elle le sent.

C'est Jésus personnifié, il lui rappelle ce qu'elle cherche à éviter, il lui rappelle qu'il faut se battre, toujours, ne jamais relâcher sa vigilance, avancer, courir, ne pas se retourner, jamais, et même si on retombe, continuer. C'est ce qu'il fait, elle le sait, elle le respecte en cet instant, mais ne peut s'empêcher de se sentir coupable de réussir, petit à petit, elle voit l'arrivée qui s'approche, elle l'atteindra -elle le sait parce qu'elle fera tout pour finir la course-, mais cet homme, où en est-il de sa course ? L'arrivée est où, et l'atteindra-t-il ? Elle a presque envie de le suivre, de voir où il vit, parce que maintenant qu'elle y pense, à chaque pause tango ou salsa elle l'aperçoit, mais ne l'avait jamais vu, d'ailleurs les autres danseurs ne le voient pas, il n'existe pas à leurs yeux, c'est ça qui est triste, quand on ne connait pas ce monde, on ne le voit pas, on l'occulte, ne voulant pas se rappeler que pendant qu'on s'accorde une pause dansante, d'autres sont en lutte continuellement contre tout, les gens, le système, la vie, contre la réalité et ce monde triste.

Alors qu'elle est ainsi perdue dans ses pensées, Anaïs la rejoint, elle a chaud, boit de l'eau, commente le bal, la ramenant ainsi à ce monde dont elle veut faire partie mais n'oubliant pas son Jésus, elle se souviendra maintenant, du moins elle essaiera de ne plus tomber dans le piège, celui de la frivolité qui fait tout oublier, procurant cette rassurante impression que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ».



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