[poésie] David Sillanoli

Récemment j'ai acheté "Le Jus de la nuit" Éditions al dante, 2011. C'est un recueil de courts récits, écrits en vers. On passe d'un texte à l'autre sans cohérence apparente, comme nos rêves, interrompu, fragmenté, désagrégé dans une narration qui perturbe et interpelle. J'en adore le rythme, ça se lit vraiment très bien et on se demande toujours où est-ce qu'il va nous emmener.




LA CAGE D’ESCALIER

on est au milieu de la nuit
j’ai mon petit maillot des verts
mon short de l’équipe de france
des chaussettes de tennis
et mes adidas montantes rouges
les volets sont fermés
la lumière est éteinte
et j’ai mal au ventre
j’ai envie de pisser
je me dirige vers la fenêtre
je tourne en rond
et je retourne vers mon lit
et je me dirige à nouveau vers la fenêtre
et je suis près du lit
je longe le lit
je sens le pied du lit
le petit renfoncement avant la porte
et je progresse à tâtons
et je sens la porte
les bras tendus
la poignée de la porte
je baisse doucement la poignée
pour ne réveiller personne
et je remonte le long couloir
la porte au bout du couloir
il n’y a pas de porte au bout du couloir
et à l’autre bout du couloir
je sais qu’il y a une fenêtre
je ne vais pas vers la fenêtre
je marche dans le couloir
et j’entre dans le salon
et à droite il y a l’entrée
je marche vers l’entrée
l’appartement est plongé
dans le noir du milieu de la nuit
et je vois les reflets verts
et le flocage blanc de mon maillot
je passe les mains sur mon short
mon petit short satiné blanc à bandes brillantes
et à bandes bleu blanc rouge
je suis au milieu de la nuit
et je vais ouvrir la porte d’entrée
et descendre un premier étage
pour arriver à l’étage du boulanger
je vais descendre un nouvel étage
et je vais essayer de ne réveiller personne
personne pour m’empêcher d’aller
sous la cage d’escalier

*

au premier étage
je dois veiller à ne pas réveiller
l’énorme berger allemand du boulanger
et l’énorme femme du boulanger
le boulanger dont je ne connais pas le visage
et je ne sais pas si c’est du berger allemand
ou du boulanger dont il faut se méfier
je connais ce berger allemand
il faut s’en méfier
je ne connais pas le boulanger
mais je suis rassuré
car le nain vient me chercher
il me sourit
et je lui souris
il me fait signe de ne pas parler
et je le regarde
à peine plus petit que moi
avec ses cheveux épais et noirs
je suis serré dans mon petit maillot vert
je ne dois pas remonter les manches
et les semelles en plastique de mes baskets
silencieuses sur le carrelage beige
taché de brun comme la peau d’un fauve
je suis le nain dans l’escalier
il fait de petits pas
je marche dans les pas du nain
le nez rivé à ses cheveux noirs
ses cheveux épais
et son absence de cou
ses petites épaules qui balancent
sa tête qui tourne
pour me jeter des petits regards
j’attends ses regards pour me rassurer
et on laisse derrière nous
le palier du premier étage
où personne ne s’est réveillé

*

l’escalier est raide
et au milieu de la volée
je vois la porte vitrée
la porte lourde de l’entrée
avec le parking
et les voitures
et le mur derrière les voitures
et la rivière derrière le mur
avec les poissons dans le vivier
et le parc de l’autre côté
les arbres qui font du bruit
et je sais que je n’aurai pas besoin
de sortir de l’immeuble
je sais qu’une fois arrivés en bas
le nain glissera à droite
et je le suivrai à droite sous l’escalier
les malles de la cage d’escalier
remplies de tout ce que je cherche
à me réveiller au milieu de la nuit
pour ne pas alerter mes parents
pouvoir ouvrir les malles
et le nain commence à me parler
sa voix est douce
mais il me fait un peu peur
il ricane
et je ricane
et son visage se déforme un peu
et ses yeux sont plissés
et sous la cage d’escalier
il y a de la lumière
mais je n’ose pas avancer
et le nain me rassure
il me dit que tout va bien
que je peux y aller
je tire sur mes manches
je sens mes petits cheveux
qui balaient mon cou
et le nain disparaît
et avant d’avoir pu m’approcher de la première malle
un tigre énorme est planté devant moi
je fais un pas en arrière
le tigre me regarde avec sa grosse gueule
il me parle doucement
je ne comprend pas ce qu’il me dit
il me parle encore
et je sais que ce qu’il me dit
c’est qu’il va me manger
je tourne alors d’un coup le dos au tigre
et reviens en courant sur mes pas
mais je n’ai pas le temps d’atteindre l’escalier
je sens une grosse patte griffue
des griffes comme des crochets
qui se plantent dans mon dos
et je crie pour réveiller tout le monde
personne ne se réveille
et le tigre me tire vers lui
et plante ses griffes et ses dents dans mon ventre
et commence à me manger.