Voilà, c'est fait pour moi ! Par contre l'histoire est un peu longue, je trouve.
Des bonbons ou un sort ! Des bonbons ou un sort !
Encore eux. Encore. Ils ne veulent pas me laisser tranquille. J’ai tellement peur ; il ne faut pas qu’ils m’aient. Dans l’obscurité de ma maison, j’ose un regard par la fenêtre. Ils sont là, affreux comme jamais. Des citrouilles, des vampires, des animaux… Tous déguisés en petits enfants à joues roses. Mais je ne suis pas dupe ! Ils ne m’auront pas, j’y vois clair dans leur jeu. Les monstres répètent encore une fois leur hideux refrain, puis repartent, l’air déçu. Ils reviendront plus tard, déguisés cette fois ci en mort-vivants ou en sorcières.
Moi qui pensais être à l’abri… Quand j’étais partie de Dóchas, à Dublin, je suis venue m’installer ici, à Virginia, en Irlande également. L’infirmière du quartier venait tous les jours, me donner mes médicaments. Il m’arrivait de partir toute la journée pour peindre les environs du Lough Ramor, ça me mettait d’excellente humeur. J’allais même faire les courses, je parlais à des gens. Mais les démons sont revenus.
Je m’en doutais, de toute façon. Les effets d’Halloween ne peuvent s’estomper si facilement. Toujours, un an ou l’autre, le traumatisme revient. Toujours, les gens deviennent mauvais et me cachent des choses. Et les démons s’invitent dans la ville, sonnent chez moi dans l’espoir de m’avoir. Je ne sais pas ce qu’ils veulent me faire, sans doute me torturer. Cela fait des années qu’ils essaient ; il y a vingt ans ils ont bien failli m’avoir.
Des bonbons ou un sort ! Des bonbons ou un sort !
Ils sont à nouveau là. Cette fois il y a une sorcière, Hannibal Lecter, un fantôme, un pirate. Je n’ai jamais compris pourquoi ils se déguisaient en enfants ; tout le monde sait qui ils sont. Je recule à pas lents de la fenêtre ; en passant je heurte la table et je manque de faire tomber toutes mes boîtes de médicaments. Elles commençaient à s’empiler dans mon placard, en faisant le ménage cet après-midi je les ai laissées sur la table basse. J’ai souvent besoin de faire le ménage, ces temps-ci. Trois fois par jour, cela me calme. De toute façon il faut bien que je m’occupe, je n’ose plus sortir depuis quelques semaines. Quand je sors tout le monde scrute mes faits et gestes. Je suis sûre que les voisins d’en face guettent mes réactions, en ce moment-même. C’est fou, tout de même ; ils ne me laissent pas vivre. Je ne fais plus que ranger ma maison, et lire les œuvres de Virginia Woolf. C’était une grande dame, elle était si merveilleuse. C’est mon modèle.
Des bonbons ou un sort ! Des bonbons ou un sort !
Je commence à me sentir mal, à suffoquer. C’est l’effet Halloween. D’ordinaire il arrive plus tard dans la nuit, je peux passer moins de temps à résister. Mais cette fois il est trop fort, trop rapide. Je me sens mal. Mon cœur bat de plus en plus vite, des étoiles blanches commencent à apparaître à la lisière de mon champ de vision. Vite. Je saisis le gros sac que j’avais préparé, duquel dépasse la lame de ma vieille hache rouillée, et j’y rajoute toutes mes boîtes de médicaments. Le miroir du salon me renvoie l’image d’une grande quarantenaire blonde aux yeux gris exorbités, vêtue d’une longue robe blanche et rouge, croulant sous le poids de son sac. Au moins je suis déguisée comme eux.
Il faut que j’y aille, je ne peux plus attendre. J’ouvre la porte, prête à faire semblant. Je souris comme si j’allais à une fête. Je salue de loin les faux enfants. Je traverse Main Street, l’air heureuse, mais en marchant vite. Une démone, déguisée en boulangère, me félicite : « Quel beau costume, Siobhan ! Vous auriez peut-être pu rajouter un peu plus de sang sur votre robe, mais ça reste très effrayant, très Halloween ! » Je lui crache à la figure, et je commence à courir, en hurlant : « Moi aussi je vous ai reconnue ! Vous ne m’aurez pas ! » Je zigzague comme je peux, ralentie par le poids du sac. Personne ne me poursuit. Je cours tout le long de New Street, puis j’arrive à Deerpark.
Je finis par arriver mon endroit habituel, une sorte de minuscule presqu’île boisée. Je sais que je suis en sécurité ici. Cet endroit ne connaît pas Halloween. Il ne connaît pas les démons déguisés en boulangère ou en enfants. Personne n’est là pour m’observer. Je lâche mon sac, duquel tombent mes boîtes de médicaments. Je finis par m’asseoir, adossée à un arbre, en regardant l’eau sombre du Lough Ramor. Je sors du sac les romans de Virginia Woolf, et je caresse machinalement les pages. Virginia était comme moi. Je crois qu’il va falloir que je finisse comme elle.
Des bonbons ou un sort. Des bonbons ou un sort. Des bonbons ou un sort. Ce refrain affreux me rentre dans la tête, tous les ans, jusqu’à la faire exploser ou presque. Pourtant, avant, ça ne me faisait rien. Peut-être même ai-je participé, quand j’étais petite, à cette fête monstrueuse. Mais tout a changé, depuis.
C’était il y a vingt ans, je m’en souviens. Je ne me rendais pas compte, avant. Que tout le monde me guettait, qu’il ne fallait pas faire confiance aux gens. J’étais en couple avec un jeune homme, Jack. Jack O’Leary. J’étais heureuse et amoureuse. Enceinte de cinq mois. Et puis… ce soir-là, il est venu dans ma maison, l’air embarrassé. Salopard. Il ne voulait plus de moi. Il disait qu’il n’assumait pas. Qu’il allait me payer, pour que j’aie une vie convenable avec le bébé.
Je me suis sentie mal. Mes entrailles se sont déchirées, j’ai cru mourir. Et il est sorti. Cet amas visqueux, de chair et de sang, cette chose qui jamais ne vivrait, c’était mon bébé.
Il était mort à cause de Jack. Tous les deux m’abandonnaient.
Jack était horrifié. Il était dégoûté par la petite chose qui gisait à nos pieds, par cette flaque de sang et de mort.
J’ai pris ce qui me tombait sous la main. Une lampe.
J’ai frappé Jack avec. Il est tombé, évanoui. Son corps a écrasé le bébé.
J’ai couru au garage, et j’ai saisi une hache. En retournant à la chambre, j’ai frappé Jack, encore et encore. Le sang me giclait au visage, mais je continuais.
A travers Jack j’ai aussi frappé le bébé. Il était déjà mort, mais je voulais le punir lui aussi.
On ne m’abandonnait pas. On n’abandonnait pas Lizzie O’Sullivan.
J’ignore combien de temps j’ai levé et abattu ma hache sur les deux corps. Quand je me suis arrêtée, j’ai entendu des centaines de voix, venant de partout, qui me hurlaient : « Des bonbons ou un sort ! ».
Après mon long séjour au centre Dóchas, dans la prison de Mountjoy, à Dublin, j’ai soigneusement préparé mon changement de vie. Virginia, petite bourgade près d’un lac. Du même nom que Woolf, la grande dame. Nouvelle ville, nouvelle identité. Disparue Lizzie O’Sullivan, jeune fille brune toujours tirée à quatre épingles ; j’étais désormais Siobhan Reynolds, peintre blonde bohème.
Tout se passait pour le mieux, jusqu’à ce matin. Bien sûr je ne pouvais faire confiance à personne, mais j’étais apaisée. En revanche j’avais de moins en moins confiance en l’infirmière, c’est pour ça que depuis deux ou trois mois je cache les médicaments qu’elle me donne. Elle a continué à me faire des piqûres, mais je redevenais moi-même. Et puis ce matin, elle est arrivée chez moi, pleine de haine. Elle m’a dit qu’elle savait qui j’étais. Qu’elle savait ce que j’avais fait, et qu’elle allait me dénoncer. Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que j’allais la laisser repartir ?
D’ailleurs elle commence à sentir, il faut que je l’enterre. Ensuite je relirai les livres de Virginia Woolf. Puis je remplirai mes poches de pierres. Et j’avancerai à pas lents, dans l’eau sombre du Lough Ramor, en criant : « Des bonbons ou un sort ! »