voici le chapitre 1
1
La fin et le commencement
Ses créations, ses enfants, ses soldats, qu'importe le nom qu'il leurs donne, possèdent une maitrise des armes et une aisance au combat totalement surhumaine. Voir un seul homme tuer tant de ses ennemis, mes frères d'arme, avec autant de facilitée est déconcertant, inquiétant et traumatisant. Regarder leurs corps voler en éclat tels des milliers de diamants est insoutenable. Je pense soudain aux familles. Contrairement à nous, humains, il n'y a plus aucun corps sur lequel pleurer quand l'être aimé meurt; ce doit être affreux. Heureusement Dalbor m'a fait telle que je suis, dans le cas contraire Elora, elle, aurait pu pleurer sur ma dépouille. J'ai beau ne pas avoir de blessures visibles, mon corps est comme rouillé, chacune de mes articulations me fait mal. Mes forces s'amenuisent, il ne me reste plus beaucoup de temps, mon Eliys est arrivé au niveau de mon coude. Pourvu que le plan des Eternels fonctionne sinon je n'aurais pas le dessus et tous nos espoirs seront réduit à néant.
Je m’extrais de mes rêveries et poursuit mon chemin. J'arrive enfin dans la cour intérieure, faites qu'il ne soit pas trop tard; j'ai perdu beaucoup trop de temps à combattre les soldats de Dalbor. Hormis quelques eldaïs éclairant de leurs faibles lumières, il fait une obscurité quasi complète ici. Au moment où une étroite bande de lumière tranche l'obscurité je le vois au balcon de la tour Nord; Emrys est aux prises avec Dalbor et en très mauvaise posture. Il est pris au piège le long de la balustrade et prêt à tomber dans le vide immense. Il ne devrait pas se trouver là, il devait seulement m'ouvrir la voie. Quelle tête de mule! Les nuages cachent rapidement la lune et ne m'ont pas permis de voir tout ce que j'aurais souhaité. J'en ai assez vu cependant, Emrys est en danger et seule moi peux le sauver. Je n'y vois pas grand chose mais je ne peux pas attendre que la clarté de la lune revienne; je m'élance donc vers la tour en me fiant à mes autres sens.
Je ne rencontre personne dans la cour, il ne semble pas y avoir âme qui vive de ce côté de l'immense forteresse; les troupes de Dalbor doivent toutes être à l'extérieur en train d'écraser leurs adversaires comme une botte écrase des fourmis. Je commence l'ascension de la tour. Un constat s'impose à moi: le fiasco de notre attaque était écrit, je dois affronter Dalbor seule. L'ultime face à face entre créateur et création. Mes jambes tremblent de tant d'efforts et ma poitrine me brûle, hors d'haleine. Ces escaliers sont interminables, je n'en vois pas le bout. Le temps et la distance s'étendent à l'infini. J'atteins enfin la dernière marche de cet escalier infernal quand je me rends compte d'un détail important: il n'y pas une sentinelle pour défendre son maître. Dalbor doit être bien sûr de ses capacités et de ses pouvoirs pour ne pas avoir quelques gardes du corps prêt de lui. La panique me saisit la gorge mais je ne peux pas faire demi-tour, pas maintenant, pas quand la vie d'Emrys dépend de moi. Je ne veux pas le perdre, pas comme ça, pas par lâcheté face à mon destin. Je n'ai pas le temps de reprendre mon souffle, je cours vers la pièce faiblement éclairée se trouvant à quelques mètres de moi. Dalbor semble m'attendre, je me croirais dans un de ces films où le méchant attend le prince venant délivrer sa princesse. Seulement là c'est la réalité, ma réalité, et je ne suis ni le prince ni la demoiselle en détresse. Il se tient face à moi, grand et majestueux. Il tient dans sa main gauche le cou d'Emrys, qui essai vainement de se libérer, et est sur le point de lui briser la nuque comme on écraserait une tomate trop mûre. Des fissures commencent à apparaître sur sa gorge meurtrie. Dans sa main droite il tient son épée noire pétrole, parcourue de reflet laiteux, comme si des esprits se reflétaient sur la lame. Elle se réjouie des vies qu'elle a prisent et prend encore; j'en suis persuadée.
Après avoir rapidement analysé la situation je me décide enfin à lever les yeux vers son visage. Le visage du diable, un visage mince et allongé, comme désincarné, il a la pâleur d'un cadavre. Ses yeux rouges sont ceux qui me hantent depuis tant de nuits. Dalbor émane le mal, non, il est le mal incarné. Son sourire charognard me fait froid dans le dos. Je suis face à mon passé et à mon destin, face à celui qui a détruit ma vie et tant d'autres. Dalbor lève les bras pour m'accueillir, à cause de ce geste Emrys ne touche plus terre et agonise, faute d'air dans ses poumons.
Kira, ma plus belle création, celle qui devait être ma gloire. Je suis content de te voir revenir à mes côtés de ton plein gré. Je n'ai même pas eu à envoyer tes frères et sœurs te chercher, me dit-il sans effacer cet horrible sourire de son visage. Ce sourire emplit de dents pointues, telle une hyène.
Au moment précis où son discours se termine, il se décide enfin à baisser les bras, à mon grand soulagement et celui d'Emrys.
Je ne dois pas répondre, je ne dois pas rentrer dans son jeu, je n'ai pas le temps pour une longue discussion. Le temps m'est compté. Il faut en finir. Maintenant. Je brandis mon épée et sans même y réfléchir, avec toute l'énergie du désespoir et la hargne m'habitant, je me mets à courir vers le combat; le dur combat, le combat final. Elora aides-moi!, implorais-je pour moi-même.